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Trois fois j'ai été reine
Anne de Bretagne est l'héroïne de Trois fois j'ai été reine
par Amélie Louis chez ELLA éditions.
Communique de presse 2 (643.16 Ko
Dossier presse amelie louis 1 (1.02 Mo)
INTERVIEW RCF Auvergne Rhône Alpes - déc 22
https://www.rcf.fr/culture-et-societe/rencontre-en-auvergne?episode=320093
Blog littéraire Culture et justice https://portrait-culture-justice.com/2022/09/amelie-louis-trois-fois-j-ai-ete-reine.html
LIRE LE PREMIER CHAPITRE
Le roi me croyait boiteuse
Nue. Je suis cette créature qui marche nue sous les regards aigus des inquisiteurs du roi. Je suis cette chair dépouillée jusqu’aux tréfonds de son ventre et dont les pieds transis effleurent le sol obscur au bord du précipice. Je suis cette fille qui se meut au-delà de sa répugnance, fascinée par le vide... Le vide. Celui de mon cerveau face aux cerveaux dénaturés de mes tourmenteurs. Pour eux, c’est le temps de la cruauté, pour moi, c’est le temps du défi. Rester vivante sous leurs yeux qui me sondent et me soupèsent comme un objet. Marcher. Tout Rennes retient son souffle pendant que j’avance éparpillée, démembrée, deux mamelles douloureuses d’être durcies par le froid, peau hérissée et couverte de sueur. Mes tripes, réceptacle de mes faiblesses, sont empoignées par une tenaille qui les secoue de convulsions obscènes. Je contracte mon ventre. Une nausée. Résister... Résister... Mon cœur tremble dans mon cou et dans mes tempes. Soudain, il s’arrête et gémit. Je réprime un frisson. Plus rien ne palpite. Non, attend ! Puis un battement violent. Mon cœur goutte à goutte trois larmes fiévreuses. Bouche sèche, langue râpeuse, dents serrées jusqu’à la douleur, mon souffle implore un chemin. Je réprime la toux qui me gratte la gorge. Respirer... Respirer... Respirer. Ma peau est pâle et froide, ma nuque est raide, comme étreinte par le gel. Mes épaules sont traversées de courants mauvais. Les muscles de mes bras semblent entaillés aux cilices. Mes jambes sont de plomb. Tout saigne à l’intérieur. Bientôt, il n’y aura plus de dedans et de dehors. Une envie impérieuse d’uriner me brûle. Retenir... Quelque chose hurle en moi. Soudain, mon esprit se met à flotter au-dessus de mon corps tandis qu’il avance. Ce corps me semble étranger, poisseux, cireux, indécent. Je ne l’ai jamais vu avant avec ces mains inutiles, et cette peau dégoulinante à l’odeur sauvage, et cette toison de ventre, qui ne sont pas miennes. Il me dégoûte. Mon âme s’en détourne et regarde tout autour sans rien voir. Je tombe dans un trou noir. Je me cramponne à des questions. Quelle est la date ? Mais où suis-je donc ? Je ne me souviens de rien. Un vertige. Je m’agrippe aux parois. Une brume, puis une lumière. Une lumière mouillée qu’un jour ingrat fait trembler aux vitraux de la grande salle. De longs filets suintent, brouillant la transparence. Dehors, tout a pâli jusqu’à l’évanescence. C’est donc bientôt l’hiver. Ma cervelle s’agite, la mémoire me revient. Nous sommes le 12 novembre 1491. Le ciel déverse les soupirs de mon père, de ma mère et de ma sœur, Isabeau, tandis que l’horizon s’enfonce dans l’oubli. Dormez en paix vous trois dans votre éternité, j’apprends la vie sans vous, mot par mot, pas à pas. Oui, j’ai perdu la guerre. Je n’ai pas encore quinze ans et j’ai perdu la guerre. Très tôt, j’ai été arrachée aux ébats de l’enfance pour ne plus connaître que la politique. J’avais quatre ans lorsqu’il a été décidé que je deviendrai reine d’Angleterre en épousant Edouard, prince de Galles, alors âgé de onze ans. Le mariage devait être célébré lorsque j’aurai atteint mes douze ans. Dès lors, il m’a fallu apprendre à devenir reine. Mon éducation a été confiée à Françoise de Dinan, âgée de quarante-cinq ans, veuve et plus riche héritière du duché de Bretagne. Ma gouvernante était dotée d’une vaste culture en français, latin, grec, littérature, mathématiques, histoire, droit et même sciences. Mais elle était aussi cultivée que frustrée par sa vie sentimentale. Fort convoitée, elle a été enlevée à l’âge de quatorze ans par Gilles de Bretagne qui, après l’avoir épousée, a été arrêté puis assassiné par un autre de ses prétendants. Peu de temps après, on l’a jetée dans un cachot. Elle a recherché alors des appuis auprès d’un protecteur qu’elle a épousé. Ce passé l’avait rendue froide et fort autoritaire. En outre, elle ne manquait pas d’ambition. Je m’appliquais donc à devenir reine, mais mon fiancé et son frère finirent enfermés à la tour de Londres. À six ans et demi, j’ai appris que mon futur mari venait d’être assassiné dans la prison où on l’avait reclus. J’ai été un peu triste à l’idée de peiner mes parents. En effet, si je n’avais plus de fiancé, je redoutais de perdre à leurs yeux l’identité de reine qu’ils m’avaient attribuée. Mais rapidement, j’ai été rassurée car rien n’a changé dans les relations et les rituels qui cadençaient mon quotidien. J’avais déjà beaucoup appris avec Madame de Dinan. J’ai consolidé mon instruction en vous observant, mon père. Savoir parler, savoir promettre, savoir prier, savoir mentir la tête haute, mettre l’intérêt du duché de Bretagne au-dessus de sa liberté. Plus je grandissais, plus j’étais à l’affût de vos attitudes et de vos actes. J’ai été bien instruite par vos soins. Vous avez été le guide de ma destinée et, cependant que vous m’avez initiée à gouverner, j’ai appris à vous soutenir lorsque vous êtes devenu vulnérable. Je grandissais, vous fléchissiez. Vous étiez déjà à bout de forces quand s’est déclarée la guerre contre le roi de France. Disproportion des armées, caisses du duché si désespérément vides que vous avez gagé les joyaux de sa couronne, territoire dévasté par l’armée royale, défaite irrépressible. En août 1488, le traité que vous avez signé au château du Verger, près de Nantes, vous a été imposé par Charles VIII triomphant, ou plutôt par sa sœur, Anne de Beaujeu, qui régente en coulisse tout ce qui respire dans le royaume de France depuis la mort de son père, Louis XI. Par l’hommage-lige rendu au roi, vous êtes devenu vassal, tenu de servir ses guerres à vos dépens, interdit de marier vos filles sans son consentement, lui donnant des places fortes en garantie de votre soumission : Saint-Malo, Dinan, Fougères, Saint-Aubin-du-Cormier. Ce n’était pas un accord de paix mais votre sentence de mort, une mort de honte à laquelle vous ne pouviez que vous résigner. Vieux fauve prostré, vous vous êtes traîné, accablé d’épuisement et de chagrin. Votre douleur s’est écoulée en moi, elle a traversé ma peau. J’ai vécu à l’intérieur de votre corps harassé, j’ai étreint votre cœur brisé contre ma poitrine. Le cheval qui vous a jeté à terre a abrégé votre souffrance. Ce fut un geste d’amour, je l’en ai remercié. J’ai essayé de me convaincre que l’ordre des choses était respecté, puisque vous mourriez avant moi, et que vous ne souffriez plus. J’ai fait semblant de croire à mes mensonges raisonnables, mais aujourd’hui encore, la petite fille en moi cherche votre voix me prodiguant des conseils. Maman était morte deux ans avant vous. Elle me manquait terriblement mais votre présence me rassurait. Pourtant, je n’avais pas fini de la pleurer quand la cruauté de votre fin m’a terrassée. Vous deux partis ! C’est un sentiment enfantin qui me saisissait la nuit, un sentiment d’injustice, d’inconcevable, d’absurde. Je revisitais mes souvenirs pour revivre encore et encore avec vous. Parfois, au moment de m’endormir, je vous entends me chuchoter à l’oreille. Vous m’appelez par mon prénom. La première fois, j’ai eu si peur ! J’ai sursauté et me suis levée d’un coup, j’ai cherché derrière les tentures. Maintenant, je vous espère et lorsque vous venez, je souris. Je suis devenue duchesse de Bretagne à l’âge de onze ans et huit mois. Mon éducation intellectuelle s’est arrêtée là car, officiellement, il m’a fallu devenir une grande personne. Intimement aussi, puisque j’étais orpheline, tenant la main de ma petite sœur, Isabeau, âgée de dix ans, mon papillon, ma seule amie, ma flamme jumelle. Avec vos absences, je pensais avoir atteint la limite de la douleur. J’étais crédule, la douleur est infinie. L’an passé, Isabeau vous a rejoint tous les deux. D’abord il y a eu cette toux obsédante, puis une fièvre soudaine et des frissons, un poids sur sa poitrine qui l’essoufflait, une migraine intense. Peu à peu, tout son corps s’est mis à souffrir au point de lui faire perdre l’appétit. Ses yeux se sont creusés. Ses lèvres se sont fermées. Ma fleur éphémère, je ressentais son mal, je tremblais, je recevais les messages d’adieu de son corps tout entier, je la voyais déjà sur le chemin vers vous. Le mal l’a enlevée, ou plutôt, elle lui a pris la main et s’est laissé glisser. Isabeau a emporté nos souvenirs par milliers, nos jeux, nos rires, nos regards complices, tous ces moments que nous deux seules connaissions. Et toutes ces sensations qu’elle seule suscitait, entendre sa voix me traversait d’un tressaillement de joie, apercevoir la grâce innocente de son corps faisait grandir mon âme. Et son rire... Il m’élevait jusqu’au soleil. Isabeau ! J’ai hurlé. Je suis tombée à genoux. Je ne savais pas comment me relever. Comment tenir debout dans le néant sans cette partie de moi qui n’est plus là ? traverser les nuits épaisses yeux grands ouverts, à endurer mes paupières de plomb tout le jour, à voir flotter mon ombre devant moi, je suis devenue aveugle de fureur, brutale avec ceux qui tentaient de me soutenir. Et les semaines... Des fragments de sommeil, moins de sanglots glacés. Un rêve où je l’ai vue joyeuse dans un jardin bleu. Au réveil, le désir de lui écrire. « Te souviens-tu de notre enfance ? On se pardonnait tout. Ni les années, ni les épreuves, n’ont réussi à élever des murs entre nous. Tu t’es battue avec courage jusqu’à l’accalmie soudaine. Donc, te voici partie. Je ne t’ai pas dit adieu. J’espérais tant... Il arrive encore que mes yeux te cherchent et se noient. Je viens de comprendre qu’il n’y a pas de fatalité, qu’il s’agit seulement de composer au mieux avec le temps qui nous est imparti. Je ne suis pas certaine de t’avoir dit assez souvent combien tu comptais pour moi. » Cette lettre, je l’ai déposée dans un livre, derrière une gravure qui montre des oiseaux dans un nuage de lumière. Elle aimait la regarder. Et les mois... Hier, j’ai failli perdre le pendentif qu’elle m’avait remis trois jours avant son départ de ses mains tremblantes, j’en ai suffoqué. Comment apprivoiser toutes vos absences ? Où que j’habite, c’est un lieu de souffrance où la mort occupe toute la place. Et parfois, surtout la nuit, encore de la colère et ses cris de révolte. Quand vient l’aube, la tempête s’éloigne en me laissant à bout de forces, alors je marchande avec le ciel qui blanchit un morceau d’avenir commun avec l’un de vous trois, même une miette, même en rêve. Rien ne vient sinon la tentation de disparaître à mon tour. J’en conçois le dessin le temps que ma raison s’indigne. Puisque j’ai pour châtiment de vivre, je ne dois pas trahir la Bretagne. Je lui appartiens et elle n’a plus que moi. Seule. Seule et cernée par des nœuds de vipères. Les serpents se sont glissés dans notre maison et c’est vous qui leur avez ouvert la porte, mon pauvre père. Après cette chute de cheval, vous avez accordé votre confiance à des conseillers retors : la garde de vos deux filles à Françoise de Dinan avec comme tuteur testamentaire, le maréchal de Rieux, précisément ceux qui avaient pris la tête du soulèvement des nobles contre vous. Vous étiez sur votre lit mort, j’ai baissé la tête, n’osant vous affliger. D’autres serpents se tordaient déjà en nombre audehors. Le roi de France était aux portes de notre duché que ses troupes occupaient en partie. Des mercenaires venus de toute l’Europe étaient partout dispersés. Puis les reptiles se sont mis à danser dans l’air et la peste s’est répandue sur Nantes, comme si la trahison et la guerre n’étaient pas suffisantes. J’ai hérité de la Bretagne, plus grand fief de France avec ses deux capitales, Rennes cité du couronnement ducal et Nantes, résidence de la cour. Je suis devenue souveraine en ce royaume qui frappe sa propre monnaie et est doté d’une administration politique et judiciaire digne d’un état indépendant. Bien que le trésor ait été ruiné par la guerre, vous avez conservé un train de vie à l’hôtel ducal, mon père, si princier qu’il creusait chaque jour la dette ! Six cent cinquante personnes à notre service privé, fruiterie, échansonnerie, paneterie, écurie, fourrière, vènerie, fauconnerie, argenterie, archers de la garde, conseillers, secrétaires. Autant dire que le territoire que j’incarnais est devenu une proie sur laquelle s’apprêtaient à fondre mille prétendants qui me voulaient pour femme. Parmi ces opportunistes, l’affreux d’Albret qu’on a voulu me forcer à épouser, jusqu’à vouloir m’intimider, jusqu’à falsifier ma signature pour demander au Pape une dispense de consanguinité. Et quelle femme ai-je trouvée au sein de cette machination ourdie par quelques hommes ? Ma propre gouvernante, Françoise de Dinan. Elle, complice d’Alain d’Albret, ce bestial, cinquante ans, petit, laid, boiteux, d’une avidité sans pudeur et dont le physique s’accorde parfaitement à ses manières de soudard. Je venais d’avoir mes premières menstrues, j’étais bonne à marier et d’autant plus menacée. Allait-on m’enlever, m’obliger à consommer une union corrompue ? Parmi tous les conseillers qui m’entouraient et dont je ne pouvais garantir l’honnêteté, j’ai heureusement trouvé appui auprès du chancelier Philippe de Montauban qui m’a soutenue et éclairée. Il m’a suggéré de faire consigner mon refus d’épouser d’Albret devant notaire. Je me suis donc opposée officiellement et farouchement à ce projet matrimonial, suscitant chez d’Albret un désir de vengeance. Quant aux seigneurs bretons, parlons-en. Ils vous avaient assuré de me faire duchesse en dépit du traité de Guérande qui, en 1365, instaurait un ordre de succession de mâle en mâle, d’abord la lignée des Montfort puis, en l’absence d’héritier masculin, celle des Penthièvre. Personne n’avait envisagé alors qu’il ne puisse y avoir que des filles dans les descendances de ces deux branches. Je suis l’aînée des Montfort et il est défendable en droit que j’hérite du duché de Bretagne, je vous l’accorde. Mais il y a de quoi alimenter plusieurs générations de juristes vous avais-je objecté, mon père. Qu’importe, m’aviez-vous répondu, les querelles juridiques ne servent qu’à camoufler la loi du plus fort. Sans vous, je n’étais pas la plus forte, loin s’en faut, face au monstre rabougri de la félonie. Ceux-là mêmes qui vous avaient promis trahirent en nombre. Et vous parlerai-je de cette liste des pensionnaires de Bretagne que mes espions m’ont procurée ? Une kyrielle entretenue par feu Louis XI en échange de leur soutien. Ces traîtres sont toujours assujettis à la couronne et parmi eux, devinez donc ! Encore Madame de Dinan. Mon petit cercle de fidèles rétrécissait, mais il restait Montauban. L’Europe entière connaissait mon isolement et croyait que la Bretagne tomberait aux mains du royaume de France qui la convoitait depuis si longtemps. J’avais onze ans et je suis entrée en guerre. Ai-je été traversée par la peur, celle qui coupe les jambes, vous laissant là sur place ? Même pas. Je n’ai pas de mérite à n’avoir pas tremblé, j’étais encore candide et l’idée de la mort, en dehors de la vôtre, ne me traversait pas. Je n’avais qu’une image floue de ce qu’était la guerre, tout juste une sorte d’hygiène nécessaire pour prévenir un péril qui me semblait plus grand. Je ne savais pas que j’aurai à la mener pendant plus de trois ans. Au départ, je rêvais d’une lutte sublime et farouche, éclat des trompettes, fiers bataillons, chars, cavaliers, chevaux... Je croyais que le ciel ferait justice à la Bretagne qui ne pouvait que sortir victorieuse malgré l’insuffisance de son armée. Quand le château ducal de Nantes fut pris par nos ennemis, je me suis réfugiée à Rennes. Alors seulement, j’ai regardé la guerre en face, la faim, les hurlements, le sang mêlé des corps, la puanteur ... Et la peur est venue. Debout, au milieu de la nuit, j’ai entendu derrière moi comme un rire nerveux. J’ai cru qu’une créature immonde allait poser ses griffes sur mon épaule. Un craquement. J’ai crié, on a accouru. Personne, juste le vent. J’ai compris que mon cerveau était au bord de la folie. Le jour venu, mon cœur se soulevait encore d’impuissance, mais j’ai tenu. Et l’armée et le peuple ont tenu aussi longtemps que possible face au roi dont les armes ont parlé. Oui, j’ai perdu la guerre. Voici pourquoi, ce matin, je marche totalement dénudée de long en large devant les envoyés du roi, car ainsi le veut le souverain qui prévoit de m’épouser et a besoin de se rassurer sur l’état physique de ma personne. Mais par ce mariage, je ne démérite pas, mon cher père. Il s’agit d’une solution acceptable qui apporte la paix aux Bretons. Oui, offrir la paix au peuple exsangue. Pour lui, je dois renoncer, le cœur en deuil, à la promesse que je vous ai faite, sur votre lit de mort, de ne jamais céder la Bretagne au roi de France. J’ai quatorze ans désormais et déjà un mari par procuration depuis bientôt un an, Maximilien 1er d’Autriche. Je signe les actes bretons par la formule « Maximilien et Anne, Roy et Reine des Romains, duc et duchesse de Bretagne ». Pourtant je n’ai jamais rencontré mon époux, plus occupé par ses affaires que par notre hyménée. Il faut dire qu’il ne s’est pas montré franchement empressé à me soutenir dans la guerre non plus. Toujours est-il que notre union non consommée n’a de valeur ni pour le roi ni pour l’Église. Ah ! C’était pourtant un joli coup de dés que de demander en mariage l’archiduc d’Autriche, veuf de la défunte Marie de Bourgogne. Lorsqu’à la mort de son père, Charles le Téméraire, la jeune Marie avait adressé un camouflet à Louis XI en refusant la main du dauphin Charles, toute l’Europe s’en était amusée. Sur le champ, elle avait demandé en mariage le fringuant Maximilien. Louis XI en était devenu fou de rage mais n’avait rien pu empêcher. Marie est morte d’une chute de cheval, laissant un veuf et deux petits. Un veuf très beau à ce qu’on dit. De surcroît, cet homme pas trop proche de mes terres m’aurait laissée libre de les gérer à ma guise. Et quel formidable affront porté une seconde fois à la couronne de France. Moi, reine des Romains et duchesse de Bretagne : la France prise en tenaille dans ma seule main. Et puis, quelle ironie ! Charles VIII étant engagé par son père à épouser la petite Marguerite, fille de Maximilien, je devenais sa belle-mère. Maximilien m’a dit oui, comment refuser le duché de Bretagne ? Oui, joli coup de dés, j’en ris encore. Et vous, mon père, qui m’avez enseigné la stratégie politique depuis mon plus jeune âge, en avez-vous bien ri ? Si seulement mon bel époux s’était un peu hâté de venir prendre possession de ma personne. Mais il m’a envoyé un émissaire pour une cérémonie de mariage par procuration qui s’est déroulée fin décembre 1490, la même formalité germanique qu’avec sa défunte épouse, Marie. L’émissaire s’est glissé dans mon lit devant témoins, puis a dévêtu une jambe. Je sais bien que cette célébration suscite sarcasmes et grivoiseries dans les coursives, pourtant elle a été ratifiée publiquement par les États de Bretagne. Mais alors que Maximilien n’avait mis que quelques mois à rejoindre Marie et à consommer leur union pour la rendre éternelle, il ne s’est pas précipité dans mon alcôve. Sans doute ai-je épousé un homme que je ne rencontrerai jamais. Si bien qu’il a été aisé pour Charles VIII de balayer d’un revers mon engagement avec Maximilien. D’abord, il a adressé des ambassades, à mon époux et à moimême, pour nous faire savoir que notre union était nulle, preuve de son agacement. Devant notre fin de non-recevoir, le sieur d’Albret a flairé l’aubaine d’épancher son amertume tout en plaisant au roi. Il lui a offert, fin mars, les clés de Nantes contre de l’or et une rente. Début avril, Charles VIII y a fait son entrée solennelle. Je me suis repliée à Rennes. Et depuis tout s’accélère. Fin avril, Redon est prise, début juin, c’est Vannes. Le roi s’empare de toute la Bretagne, sauf Rennes où il met le siège à l’été 1491. Au début, je crois tenir jusqu’à ce que Maximilien vienne me secourir. Près de deux cent canons hérissent les remparts et nos bataillons sont assez nombreux. En dehors de notre armée permanente, comme dans toutes les armées d’Europe, nous comptons des mercenaires, les nôtres sont surtout anglais et allemands. Mais le temps s’écoule sans signe de mon époux. Ce ne sont pas tant les assauts qui nous épuisent que le blocus qui nous affame en provoquant la pénurie alimentaire. Les mercenaires qui ne sont plus payés se mutinent et se mettent à piller. Les assauts se fonts inexorables. Le dernier, alors que nos troupes tentent une sortie, fait couler trop de sang. Le découragement gagne tous mes conseillers qui se rallient dès lors au dessein du roi. Le roi veut m’épouser. Et s’il veut m’épouser, c’est qu’un acte de mariage avec la duchesse de Bretagne paraît plus diplomatique et assurément plus définitif qu’un traité de conciliation qui n’est jamais qu’une trêve. Les États de Bretagne se sont réunis début novembre en présence des représentants du roi et m’ont adressé un message m’encourageant à m’unir à lui pour restaurer la paix. « Quelle infortune ! Qu’ai-je fait pour mériter de prendre en mariage un homme qui m’a si mal traitée ? Faut-il vraiment que je me départisse de ma promesse ? » Mon confesseur pose sur moi son regard apaisant. Sa voix, étonnamment grave et profonde pour un homme qui n’a pas trente ans, possède le pouvoir de me rassurer. Il prend une inspiration avant de détacher chaque mot, conscient de leur empreinte. « Ce mariage par procuration avec Maximilien n’a pas de valeur, c’est un engagement sur le futur. Il ne constitue pas un obstacle majeur à la rupture. » Le timbre de sa voix résonne en moi et tout se clarifie. Si mon directeur de conscience rejoint l’avis des conseillers de ma cour, c’est qu’ensemble, ils me montrent le chemin. On a maintes fois répété à Charles VIII que j’étais boiteuse. Boiteuse ! Le roi s’en est alarmé, lui dont la sœur, Jeanne, est affublée du surnom de « boiteuse », si contrefaite que Louis XI l’a cachée à Louis d’Orléans jusqu’à leur mariage. De là à ce que le roi s’imagine que je suis bancroche, affligée d’un corps de hêtre tortillard... Il a donc missionné un aéropage chargé de vérifier que je suis convenablement constituée pour m’acquitter de la mission d’être la mère d’un futur roi. Parce que c’est bien de cela dont il s’agit désormais, d’être un ventre. Je viens de traverser la nuit, les yeux amarrés sur l’opacité immense. Gardienne d’un monde résigné, voilà mon héroïsme. Immobile, je veille sur le vertige du silence entrecoupé de hurlements secrets... Des loups au loin, ou bien juste le vent contre la vitre. Parfois tentée de me laisser aller à sangloter, le hoquet dans la gorge, je le réprime jusqu’à l’étouffement. Il laisse dans ma poitrine la trace de paroles embrouillées, déchirées. De temps à autre, un bâillement inutile me rappelle que le sommeil est dans mon crâne, dans mes yeux, dans tout mon corps figé. Une bête étreint mon dos. Tantôt, une image fugace, une perspective de dérobade. Tandis que tout repose sur la terre, ma raison fuit pour rejoindre Maximilien. Serait-il encore temps ? Aube, tu tardes. Viens donc enfin, qu’on en finisse ! Les prémisses du matin comme une porte qui s’entrouvre. Soudain, une forêt. Je suis poursuivie par des cavaliers. La terre tremble sous le fracas de leur galop. Je cours en déchirant ma robe aux épines, je perds mes chaussures, j’ai les pieds en sang, le sol me brûle. Je veux savoir qui me poursuit mais j’ai peur de me retourner. Les sabots des chevaux se rapprochent. Je tombe dans un fossé humide. Réveil brutal, en sueur. Quitter le lit, demander ma toilette. Me vêtir. « Ils sont arrivés, Madame » Me dévêtir. La porte de la chambre à parer s’est ouverte sur la salle attenante. Tandis que je me dirige vers la fenêtre, je sais que mes dames s’abîment en prières et que les tentures sont emplies de murmures. Les lumières des cierges tremblent, le feu dans la cheminée ne réussit qu’à emplir l’air d’une fumée âcre. J’ai froid mais je ne grelotterai pas, je ne crisperai pas les poings, cela montrerait mon trouble aux délégués du roi. Regard droit et vague en signe de majesté, j’avance. Juste après ma toilette, j’ai dessiné avec une plume la moucheture d’hermine au creux de ma main gauche. Elle me rend vaillante. Un hiver, au départ d’une partie de chasse, j’ai vu une hermine préférer nous faire face plutôt que de souiller sa fourrure immaculée en traversant la boue d’une mare. Le jour se levait à peine, elle nous bravait dans la lumière blanche. Je l’ai épargnée pour son audace. Elle a tendu vers moi son museau pointu, a semblé me sourire de ses petits yeux, puis sa silhouette élégante a disparu, fine et leste. Ce souvenir-là frissonne dans le creux de ma main. Je suis celle qui brave au matin les chasseurs du roi entrés sur mon territoire. Nez au vent, humer leurs odeurs mêlées. Leur montrer ma vaillance, leur imposer le respect. L’hermine est à la duchesse de Bretagne ce que le lys est au roi de France. Je n’ai pas peur. Ne croyez pas que je nie les remous douloureux et désordonnés qui m’animent jusqu’à la nausée. Je reconnais les affres de mon corps. Mais je suis résolue à garder l’esprit clair, à veiller à l’intégrité de la vie en moi. Je me concentre sur l’air frais qui entre par mon nez, je le retiens un temps, puis je le laisse aller. Et je compte au rythme de mon souffle. Inspire - un, deux. Un pas. Expire - un, deux. Un autre pas. Mes pensées sont absorbées par la sensation délicate du tapis velu que je foule à pieds nus. Je déroule attentivement le pied gauche, je le pose en notant qu’il s’enfonce subtilement. Et puis le droit. Leur énergie monte dans mon corps comme une sève. Ne pas trébucher. On décèlera à peine la légère boiterie d’une jambe car j’ai appris depuis bien longtemps à la dissimuler par ma posture, grave et fière, sommet de la tête accroché au ciel, démarche impérieuse même dépourvue de souliers. C’est ainsi que j’avance devant les quatre envoyés de sa Majesté, le duc Pierre de Bourbon, Anne de Beaujeu, épouse de Pierre et sœur du roi, le duc Louis d’Orléans et monseigneur d’Aubigny représentant l’Église. Demi-tour en direction de la porte, je jette un coup d’œil éclair à Louis d’Orléans. Louis ! Te voici donc revenu en grâce auprès du roi depuis l’été dernier. Trois ans d’emprisonnement dans le vide d’une tour et sans écho du monde ont laissé quelques plis sur ton front et deux longues rides sur tes joues. Tes mains sont plus noueuses. Tu es entré en prison dépensier et volage, en serais-tu ressorti sage, tout au moins raisonnable ? Chacun sait que l’art du vice occupait ta vie lorsque tu ne conspirais pas contre le royaume et surtout contre ta belle-sœur, Anne de Beaujeu. Tu t’encanaillais dans tous les tripots, tu gaspillais des fortunes au jeu et en luxe de vêtements, tu te livrais frénétiquement à la luxure avec des ribaudes, des femmes mariées, des vierges et même des religieuses, à ce qu’on dit. Mais je n’ai pas oublié que tu es le seul à avoir défendu avec vaillance et intelligence la Bretagne face aux troupes françaises tandis que s’agitaient toutes les girouettes politiques qui oscillaient entre soutenir mon duché et rallier le royaume de France. On affirme que la prison t’a fait découvrir nombre de livres, que tu es devenu savant et que tu pratiques la méditation. Si l’épreuve t’a accordé une force supplémentaire, elle a certainement changé ta vision du monde. Ton regard s’est agrandi, comme s’il pouvait voir au-delà du visible. Que vois-tu des femmes désormais ? Que vois-tu de moi ? As-tu rêvé de moi dans ta solitude ? Moi j’ai pensé à toi. Lorsque tous les prétendants à ma main qui ne connaissaient même pas la couleur de mes yeux me poursuivaient, j’ai regretté ton double enfermement, la prison et le mariage. Si tu avais été libre, je t’aurais épousé. Mais tu étais enchaîné par les deux sœurs du roi, marié à Jeanne et tenu captif par Anne. Les traces de ton vécu âpre rendent ton visage plus beau qu’avant, d’autant que tu as retrouvé toute ta superbe et même ce rien d’arrogance qui retient le regard. Et quelle allure ! Rien n’est laissé au hasard dans ta mise en scène, vêtu de velours cousu de feuilles d’or et de cuir figurant l’arbalète et le loup. Tes ornements signifient « Voici le loup ». C’est aussi un regard de bête aux abois qui est fixé sur moi, je n’ai pas besoin de le croiser davantage pour le savoir. Mais il ne s’agit pas des yeux du chasseur d’épidermes délicats. Je te crois oublieux des anciennes lubricités d’avant le cachot qui t’ont fait hanter tant d’alcôves en compagnie du roi. Non, c’est le regard d’un grand loup pétrifié. Trois années de ténèbres dans la cage froide dont la régente tenait fermement l’écrou... Puis le jeune roi s’est affranchi de l’autorité de sa sœur et t’as libéré, toi, l’ami et le confident qu’il ne pouvait, sans honte, laisser croupir ainsi. Te voici donc libre de tes fers mais soumis à son autorité. Je n’ai pas oublié non plus que tu m’as voulue pour femme naguère. Tu m’avais demandée à mon père en échange de ton appui politique. D’ailleurs, tu ne me découvres pas nue pour la première fois. Avant de t’engager à m’épouser, tu avais voulu assister à mon déshabillé caché derrière un rideau. Crois-tu que je l’aie ignoré ? Tu avais vingt-deux ans et moi sept ans et demi. J’avais déjà conscience qu’être née femme est intangible. Ironie du sort, c’est toi qu’on a missionné pour demander ma main pour le compte du roi. J’ai remarqué ta pâleur lorsque tu as découvert que la fillette avait grandi. Toi qui te rêvais roi de France, contraint de me demander en mariage pour un autre. Tu l’as fait à mots choisis, et puis tu es parti. Alors, j’ai pleuré. Aujourd’hui, ce n’est pas ma peau, mes seins, mes hanches que tu regardes, non, tu sondes mon ventre en songeant à l’héritier à venir qui coupera définitivement ton ambition de premier prince du sang d’accéder au trône. Oui, tu questionnes mon ventre. Et vous Pierre de Beaujeu, que regardez-vous donc ? Pas mon ventre en tout cas. Mes pieds peut-être ? Non, vous regardez sans voir. Duc de Bourbon mais serviteur de votre épouse, Anne. Après avoir été le laquais de son père, Louis XI, vous voici désormais commis à Charles VIII. Quelques bribes de pouvoir, pas de quoi perdre la tête. Je ne vous connais pas. Clignement de paupière le temps de vous disséquer. Je vous trouve sans aspérité, moyen de taille et de corpulence, le cheveu rare et fin, une couperose aux joues. Votre manteau bordé de fourrure est un rien infatué mais il ne réussit pas à vous rendre remarquable. Au fond, que retient-on de vous lorsqu’on vous a croisé ? Peut-être cette fossette au menton qui révèle l’opiniâtreté des suiveurs, de ceux qui ne lâchent jamais le pas de leur guide. Après tout, votre épouse a de la chance de savoir en quel homme placer sa confiance. Son père est mort et vous êtes là. Mon père est mort et je suis condamnée à la solitude. Cela a-t-il un sens pour vous que j’aie été choisie d’entre toutes les femmes pour épouser le roi ? Il aurait pu se contenter de soumettre la Bretagne par un traité qui fixe ses conditions à la partie vaincue. Me trouvez-vous jolie ? Avez-vous seulement jeté un œil sur la peau lisse de mes bras, sur mes seins dans leur virginité ou bien sur mes hanches ? Non, vous ne tirerez même pas, de me regarder nue, une ridicule ivresse. Demi-tour en direction de la fenêtre. Ah ! Madame de Beaujeu, yeux presque clos, à croire que vous dormez. Qu’importe cette triste scène, vous avez décidé de longue date de marier la Bretagne à la France, n’est-ce-pas ? Qu’importent la haine et le dégoût que votre frère m’inspire. Qu’importe l’indifférence que je suscite à son altesse qui ne songeait, encore ces derniers jours, qu’à épouser Marguerite de Habsbourg, la fille de Maximilien, qu’il appelait déjà « la petite reine ». Admettez-le donc, c’est vous aussi qui avez soufflé au roi d’envoyer Louis d’Orléans me demander en mariage. Quelle jouissance de contraindre votre beau-frère à demander la main de celle qu’il convoitait jadis. Je vous soupçonne d’avoir éprouvé une volupté intime à l’humilier ainsi. Épouser Charles VIII ! Depuis octobre, dans Rennes assiégée, je n’ai fait que gagner un peu de temps. Finalement, les États de Bretagne ont accepté le principe de ce mariage qui déguise la défaite en traité d’union. J’avais capitulé, résignée à accepter, mais j’ai quand même fait la fanfaronne devant Louis d’Orléans. « S’il veut que je lui baille ma main, il faudrait au moins qu’il la demandât lui-même ». Ma réponse à votre émissaire vous a mortifiée n’estce pas ? On ne vous cingle pas impunément. Je me demandais quel en serait le prix. Et vous avez atteint ce sommet, l’idée infâme de me faire marcher nue pour vérifier que je peux enfanter. Si vous en faites tant, c’est que je vous fais peur. Peur de mon éducation politique, peur de la place que je pourrais prendre auprès du roi. Est-ce donc ainsi que vous imaginez me soumettre, en me livrant aux regards, telle une génisse à la foire ? Vous escomptez que cela suffise à m’inféoder dans ma fonction d’esclave reproductrice ? Bien entendu, vous m’avez soumise lorsqu’il s’est agi d’interpréter ce triste ballet par amour de la Bretagne. Saurez-vous jamais ce qui m’a traversée lorsque je me suis sentie devenir proie ? C’est comme marcher sur un lac gelé, le cerveau fracassé, le corps figé qui continue d’avancer. Allez, je cesse mon fatras de confidences, une seule à vous faire, Madame, vous avez raison d’avoir peur de moi. Je serai reine et je le serai de manière exemplaire. Dès l’âge de quatre ans, j’ai été destinée par traité de mariage à devenir reine d’Angleterre. Même si mon fiancé fut assassiné deux ans plus tard, c’est avec cette perspective de régner que j’ai été éduquée. Ma main s’est juste préparée à changer de pays. Je serai reine et il plaira à ma cervelle de vous faire souffrir, de vous faire saigner. Vous ne serez même plus seconde, même plus une ombre, vous perdrez votre place auprès du roi et votre autorité sur le royaume. Le cirque politique tout entier se remplira de votre absence. Et ne croyez pas qu’il s’agisse de vengeance, ce serait me mettre à votre diapason. Mon cœur avale l’outrage et mes tripes digèrent la flétrissure. Non, il s’agit seulement d’équité, de la justice qui retourne le mal à son initiateur. Et vous, Monseigneur, entremetteur de l’Église, quittez donc cette affectation d’humilité, mains croisées sur le devant.... Moites sans doute. Votre recueillement est factice, votre souffle trop fort et le rouge qui vous monte aux joues dénoncent la perversion de votre regard. Oh ! Que je ressens de la colère à cette violence subie. Car je le sais, vous faites le choix libidinal de me regarder comme objet. Plus tard, vous prendrez conscience d’avoir franchi l’interdit, vous aurez honte d’avoir lorgné ce corps sous la lumière crue. Vous en confesserez-vous ? Bien sûr que oui. Vous avez si peur d’une confession sacrilège qui tairait vos péchés au regard de l’Église. Vous direz tout. Peut-être prendrez-vous plaisir à exposer votre faute, à fouiller encore les images que les mots ranimeront. Enfin, vous ferez acte de contrition et tout sera réparé dans la pénitence. Mais vous ne cacherez rien au regard de Dieu. Finalement, vous quatre, vous êtes bien plus nus que moi derrière votre crânerie et vos bouches tristes. Croyez-vous m’avoir tenue prisonnière, marchant nue à pas lents sur ce chemin noir ? C’est moi qui vous épie. Mon corps frissonne mais mon esprit est ardent. Il fouille vos âmes, décrypte vos peurs, vos obsessions, vos trahisons, vos vains combats. Quel lugubre spectacle que vos faces immobiles, quel ennui. Un tel abîme entre nous ! Soudain, ma paume est traversée par une onde, l’hermine s’agite. Elle en a assez de ce spectacle contrit, de ces minutes agonisantes. Il suffit, dit-elle, de tous ces lambeaux de chairs et de pensées qui s’enlisent. De l’air, de la lumière, du ciel ! Je m’ancre au sol, je rapproche mes mains l’une de l’autre, j’y enferme la densité de la forme fragile, puis je les ouvre et y fixe mon regard. Fragile, mais noble et symbole de droiture, l’hermine me brûle la paume. Tu as raison, ma douce, que cette farce en finisse ! Je cesse d’avancer. Je sens des racines se déployer sous mes pieds. Au bout de mes racines, il y a la terre bretonne. Leurs lignes se tordent, s’élancent, elles déboulent dans la lande, s’entremêlent aux ajoncs et aux bruyères, épousent le granit, courent jusqu’à l’océan. Mes pieds dans l’eau salée s’enfoncent davantage à chaque ressac. Le froid me saisit aux chevilles. Je ne bougerai plus, on a suffisamment poussé l’examen de ma personne. Un instant, l’air s’emplit des menaces d’une offensive silencieuse. J’imagine les mines ébaubies, les questions en suspens. Un vertige, tout se fige. Un chuchotement d’étoffes. Dans un même mouvement, les spectateurs quittent le théâtre. J’entends les pas menus de mes suivantes qui viennent m’encapuchonner.
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