Les Editions du Point Carré
ISBN : 978-2-918743-00-2
EXTRAITS
Mercredi 1er octobre
20 H – Effervescence de l’autre côté de la rue, à l’angle des Tourterelles, une barre de six entrées. Une quinzaine de mecs en grand conciliabule alors qu’habituellement, ils sont maximum cinq ou six à commercer dans la première entrée, un qui vend des paquets mystérieux cachés dans le faux plafond, deux qui surveillent la porte, et deux pour la cage d’escalier.
L’attroupement s’étoffe. Comportements exaltés tranchent avec leur désinvolture coutumière. Le bruit de l’arrivée des CRS courre depuis ce matin dans le quartier. Information ultra secrète connue seulement du sous-préfet et du commissaire, échappée clandestinement du commissariat. Le tuyau fait comme d’habitude le tour des bars, des commerces, et des halls d’immeubles, à la vitesse des SMS, ce qui a pour effet collatéral de faire se volatiliser pour quelques jours les véhicules haut de gamme de marque allemande.
Vendredi 3 octobre
21 H – Compagnie de CRS arrivée cet après-midi. Les contrôles d’identité seraient un peu musclés selon certains – sans doute des âmes sensibles - et on ne parle pas de la parole qui dépasse largement les gestes. Paraît qu’il pleut des PV pour défaut de ceinture ou de papiers. Les flics continuent, le fric diminue. Devant les Tourterelles, plus d’une vingtaine de silhouettes, en majorité encagoulées, gesticulations saccadées, airs préoccupés, conspirateurs, et ballet des portables.
Monsieur le Ministre de l’Intérieur, je considère que vous faites preuve de la plus totale inconscience. En effet, une telle intervention policière à la veille d’un week-end met en péril la survie des petits commerçants de substances illicites en tous genres, qui font une grande partie de leur chiffre d’affaires pendant que vous vaquez sereinement à vos occupations ministresques, messe, repas de famille, après-midi chez Drucker. Grâce à cette manne financière, ces jeunes entrepreneurs se promènent dans de superbes cabriolets au volant desquels ils se sentent très virils. Arborant ainsi leurs queues symboliques parfaitement astiquées, ils n’éprouvent pas le besoin de nous faire sentir leur masculine ardeur dans les caves et autres coins sombres. Le soir, ils vont dépenser leur fric sous les sunlights des boîtes à la mode en périphérie de la ville, culbutent des filles consentantes sur les banquettes en cuir, et nous foutent la paix. Parfois, le dimanche matin, on apprend qu’une BMW s’est enroulée autour d’un arbre à la sortie d’un virage à la pointe du jour. Tout le quartier prend une mine de circonstance en faisant son marché, eu égard pour la famille.
Quant aux consommateurs, sachez que les effluves cannabiques et autres fumées orientales, semblent avoir sur leur psychologie des effets tout à fait stupéfiants, lénifiants, voire euphoriques. Ils se prennent pour les rois du monde, sans éprouver le besoin de nous démontrer leur supériorité autrement que par leur seule masculine présence, en grappes dans les cages d’escalier ou sur les pelouses selon la saison. Ils exposent leurs talents artistiques par des dessins évocateurs sur les murs, et testent leur humour implacable par des railleries puériles qu’ils estiment de la plus subtile fantaisie si on en juge par leurs mines satisfaites et leurs rires convaincus.
Bref, cet équilibre fragile de l’économie locale concourt à la paix sociale du quartier, à la sauvegarde du cul des jeunes filles, à la tranquillité des mères de famille, à la santé financière des concessionnaires haut de gamme, et du coup, à la balance du commerce extérieur.
22 H –Un groupe d’encagoulés arrive en courant. Ils poussent au milieu de la rue une Clio noire et une vieille Fiesta rouge. La Clio flambant neuve c’est celle de la gardienne des Tourterelles. Elle aurait dénoncé un squat à la police la semaine dernière, ainsi qu’un fusil à pompe caché dans une cave. La Ford ventouse le parking depuis au moins trois mois. Volée ? Maintenant, ils sortent des poubelles et les empilent à côté des voitures. Beau barrage au milieu du boulevard Bérégovoy, une des deux voies d’accès au quartier.
22H30 – Plus de lumière dans la rue. Ils ont dû faire sauter les armoires électriques. Classique. Je distingue au moins une centaine de fantômes qui s’agitent, cagoules et capuches rabattues sur la tête. Ils arrivent de partout, efficacité des portables ! Intensité immédiate du feu. Sans doute de l’essence. Sabbat de silhouettes improbables derrière un épais rideau de fumée noire. Forte odeur de plastique brûlé malgré la fenêtre fermée.
Monsieur le Ministre de l’Intérieur, en plus des remarques faites précédemment, il conviendrait de prévenir votre collègue chargé de l’environnement que vous êtes en passe de devenir la cause principale d’une pollution incontrôlée.
23 H – Les CRS rappliquent sous un feu nourri de cailloux et de cocktails molotov. Ils forcent le barrage et courent derrière les incendiaires qui détalent en s’éparpillant dans tous les sens. Trois au moins se font rattraper. Les pompiers débarquent à leur tour, éteignent le barrage.
Minuit – Les pompiers repartent à toute allure sirène hurlante. Il doit y avoir un autre feu quelque part.
1 H – Je reste un bon moment à la fenêtre, mais plus rien. Quelques silhouettes furtives. Les services de la ville, entourés des cars de CRS, rétablissent la lumière et nettoient la rue. Pas envie de dormir. La kikine est sûrement derrière la fenêtre du living. Tiens, je vais finir le bouquin sur Jeanne d’Arc, çà me changera des voitures qui brûlent.
Le whisky coca désinhibant les esprits s’il en était encore besoin, on poussa le hip hop à fond sur la radio qu’Eddy avait descendue de chez lui. Les locataires monteraient un peu le son de leur télé. Au début tout le monde se plaignait en cachette au gardien mais personne ne venait jamais les engueuler. Parfois, quelqu’un appelait la police. Mais comme le délateur refusait de donner son nom, et encore plus de déposer plainte par peur des représailles, la police ne se déplaçait même pas.
Du coup, la majorité des gens avait fini par s’habituer, les autres étaient partis. De plus en plus de logements restaient inoccupés. Certains soirs, ils forçaient la porte d’un appartement vide histoire de changer un peu d’endroit. Mais le gardien prévenait les HLM et dès le lendemain, une planche en interdisait l’accès. C’était lassant.
Franck qui s’agitait sur une chorégraphie saccadée tel un pantin désarticulé s’immobilisa brutalement et décréta qu’il était capable de pisser sur les boîtes aux lettres depuis la porte du local. La performance méritant d’être tentée, les quatre autres s’alignèrent avec intérêt derrière lui pendant que la Mireille descendait le Johnny Walker au goulot. La cible qui venait d’être repeinte d’un bleu pastel au goût plus que douteux, fut à peine éclaboussée. Les autres prétendirent qu’ils pouvaient mieux faire mais qu’ils n’avaient pas encore assez envie. En attendant, on allait s’en fumer une petite. Ils oublièrent le poker.
Malik et Mehmet tentèrent le record en chœur, mais ils se tordaient de rire et inondèrent le hall dans tous les sens. Finalement vers vingt trois heures, Eddy réussit d’un jet d’une précision chirurgicale, à pénétrer la boîte aux lettres du gardien. La performance fut saluée par des cris et force applaudissements. Franck furieux de s’être fait doubler inscrit au briquet sur la peinture neuve de l’entrée, cette pensée profonde : « NUL A CHIER ».