Capitulum le maître silencieux

 

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RESUME

Avez-vous déjà connu Toulouse lorsqu’elle s’éveille d’humeur bruineuse ?

Cette aube-là brouillait les alignements de briques roses dans un crachin tremblant. Un couvercle métallique s’abaissait sur les boulevards que la circulation engorgeait graduellement. Peu avant l’ouverture des bureaux, une averse se mit à trépigner sur l’asphalte miroir. Les parapluies inclinés se hâtèrent vers les escaliers du métro.

Il y a quinze ans, la vie de Léa Villeneuve a été anéantie par la mort soudaine de son père, sa mère a sombré dans une étrange confusion mentale.  A la même époque, le jeune Constant a été bouleversé par l’assassinat de son grand-père.

Lorsqu’un mystérieux clochard est poussé dans le canal du Midi, David Lejeune, journaliste à la Dépêche du Midi, comprend qu’il protégeait Léa Villeneuve.

Les drames qui ont marqué la jeunesse de Constant devenu le commissaire « Testérone » et la vie de Léa vont alors se croiser, puis se mêler.

 

 

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Pour lire le début

 

Toulouse, mardi 8 mars.


Avez-vous déjà connu Toulouse lorsqu’elle s’éveille d’humeur bruineuse ?
Cette aube-là brouillait les alignements de briques roses dans un crachin tremblant. Un couvercle métallique s’abaissait sur les boulevards que la circulation engorgeait graduellement. Peu avant l’ouverture des bureaux, une averse se mit à trépigner sur l’asphalte miroir. Les parapluies inclinés se hâtèrent vers les escaliers du métro.


Un vent haletant déboula en bourrasques qui s’exaltèrent d’heure en heure jusqu’à lacérer les panneaux publicitaires d’une colère cinglante. Le ciel, passant du gris fer à l’anthracite, avala les avions qui décollaient de Blagnac. Vers la fin d’après-midi, les giboulées enflèrent tant que le moindre abribus se transforma en prison, une herse liquide infranchissable cernée de débordements.
Bref, une de ces journées dont vous attendez que la nuit vous délivre.


Sous un balcon en angle de rue du quartier Lalande, l’homme se tenait accroupi sur le trottoir. Le dos soudé à la façade de cet asile précaire, il se protégeait des trombes d’eau que le vent endiablait encore. Ses multiples couches de vêtements étaient enserrées dans un long manteau de cuir marron rouge sans âge. La capuche à visière inclinée sur son visage, tel un heaume, lui donnait une allure de chevalier improbable récupérant de son dernier combat. Rien ne bougeait de cette immense forme. L’homme semblait hypnotisé par le spectacle dans le jardin d’en face.


Léa se débattait contre la bourrasque. Pour la troisième fois, elle jaillit de la vieille Porsche Boxster noire que Nicolas lui avait confiée avant de s’envoler pour la Guinée. Elle courut dégoulinante caler les battants du portail derrière les arrêts métalliques. Ils étaient engorgés des feuilles mortes que l’hiver avait agglomérées. Pour la troisième fois, elle claqua la portière et fit ronfler le moteur avec l’intention de tenter une échappée avant que le vent ne rabatte le portail. Pour la troisième fois, les graviers de l’allée giclèrent, mais cette fois-ci, la Porsche réussit à passer la grille de fer forgé. De justesse. A peine Léa avait-elle serré le frein à main que les battants se refermaient à deux centimètres du parechoc dans un fracas métallique. Laissant le coupé à cheval sur le trottoir et le moteur en marche, elle fila donner un tour de clé et revint se glisser derrière le volant en inondant l’habitacle.


Son regard fut comme aspiré de l’autre côté de la rue. Elle prit alors conscience d’une silhouette derrière le rideau de pluie qui dégringolait du balcon. Dans une mince déchirure de la tenture liquide, elle devina l’intense intérêt braqué sur elle. L’allure de ce spectre lui disait quelque chose. La couleur de son habit… Et cette capuche rabattue se terminant par une visière qui lui cachait les yeux. Il était gravé quelque part dans la pierre de sa mémoire. Léa fit un effort mais ne l’associa d’abord à aucun souvenir.


Elle enclencha la première et revit alors dans un éclair l’homme du carrefour, son immense silhouette au feu rouge entre l’avenue Jean Zay et la route de Launaguet, qui tendait la main aux automobilistes et faisait mine sans conviction de laver les pare-brise. Combien de fois était-elle passée près de lui, feignant ne pas le voir ?


Si elle n’avait pas eu le regard attiré par l’inconnu sous le balcon des voisins d’en face, elle aurait pu jurer sous serment ne l’avoir pas croisé ce soir. A quoi tient un témoignage ? Tout en passant une mèche de cheveux trempée derrière son oreille gauche, elle osa un coup d’oeil oblique. Même dérobé par la visière, elle sentit son regard aigu et eut l’intuition fulgurante qu’il ne se trouvait précisément là que pour elle. Elle fut saisie par son allure altière : le dos droit contre le mur, le menton haut, le faciès impérieux, il portait son habit comme une houppelande et la canne qu’il tenait debout à sa main droite évoquait une épée.


Léa s’engouffra dans la circulation engorgée de l’avenue et se concentra sur la conduite parechoc contre parechoc, résolue à se libérer de l’empreinte oppressante laissée par l’inconnu. De retour du magasin Grand Frais une heure plus tard, elle regagna le quartier Lalande sur un bitume lavé, longea l’alignement des façades de briques et les jardins maraîchers témoins du temps où ce quartier nord était le potager de la ville rose. La pluie avait cessé, laissant les rues noyées d’une lumière blafarde et les jardins saturés d’eau, sous un plafond de nuages sombres que le vent brusquait.


Elle constata avec soulagement que le chevalier rouge - c’est ainsi qu’elle avait surnommé l’inconnu - s’était éclipsé. Finalement le malheureux n’avait cherché qu’à s’abriter. L’haleine embuée du jardin la fit frissonner et avant de quitter son perfecto de cuir, elle ferma les volets, remplaça en hâte son jean et son pull humides par un pyjama d’intérieur et alluma un feu dans la cheminée du salon. Puis elle prépara la salade de pois chiches aux légumes frais dont elle avait glané la recette sur Internet. Certains légumes n’étaient pas tout à fait de saison. Elle avait considéré en les achetant que son empreinte carbone ne serait pas terrible ce soir, mais avait manqué d’ardeur créatrice pour adapter la composition.


Lorsqu’elle alluma la radio, un riff de guitare la parachuta sur le grand marché de Bamako. Elle revit la boutique de Baya Yara où elle choisissait des tissus indigo tandis qu’un adolescent assis sur le seuil tenait une radiocassette d’où crépitait le tube de Eagles, ‘’Hotel California’’. Et tout déboula, les mobylettes et les vélos à contresens des piétons qui tentaient de se frayer un passage dans le bric-à-brac des marchands dispersés, le poussier que le vent soulevait, qui recouvrait tout et collait aux narines. Elle sentit l’odeur de beignets, éprouva la fournaise, fut saisie par l’attraction puissante d’une échoppe sombre aux têtes séchées de crocodiles. Et le stigmate ardent et grave des yeux du marabout qui semblaient traverser son âme de part en part, pénétrer son histoire jusqu’à ses racines oubliées dans le temps d’avant, et connaître déjà le temps d’après. Léa avait reculé d’un pas. Seules les lèvres froissées du sorcier avaient bougé : « L’homme reviendra du passé ».


Léa revit ses yeux creux étinceler dans la pénombre. Et c’est le regard dérobé du chevalier rouge qui s’y superposa alors. Elle s’empressa de vérifier pour la seconde fois qu’elle avait bien fermé la porte de l’entrée à clé. Ce faisant, elle se traita d’idiote à voix haute.
« Alors quoi ? Tes angoisses auraient la peau de ton nid à souvenirs ? »


Ses souvenirs, parlons-en. Une forêt qu’elle revisitait sans cesse : la nuit tombant sur eux deux lovés dans le canapé, les rires d’un couple d’amis dans le jardin un dimanche matin de lauriers roses en fleurs, une lune rousse sublime en rentrant du cinéma dont elle avait pris une photo ratée qu’elle conservait comme une relique dans la mémoire de son smartphone. Trois ans depuis le départ de Nicolas et elle, gardienne de ce témoin de leur dernière étape.


Jamais elle n’avait envisagé d’abandonner la toulousaine à la façade de briques et galets même si le loyer était hors de prix pour son budget de réceptionniste à ‘’La cour des consuls hôtel & spa’’. Elle veillait pareillement sur le bon état de la Porsche dont la consommation la condamnait pourtant au métro ou à la marche à pied, sauf intempéries.


Au départ de Nicolas, elle avait d’abord structuré son temps libre autour de loisirs qui se pratiquent en groupe même quand on est célibataire : cinéma, théâtre, expositions, musées. Cette stratégie avait le mérite de dissimuler sa solitude à ses collègues et d’agrémenter ses sujets de conversation avec les clients. Mais lorsqu’elle se proposa pour assurer les deux soirées de réveillon à l’hôtel, une de ses collègues comprit l’artifice et l’embarqua dans une fête familiale, jouant sans la prévenir les entremetteuses pour un copain esseulé. Et depuis deux ans dans la vie de Léa, il y avait Baptiste, prévisible, mesuré, et suffisamment autocentré pour ne pas s’intéresser à elle de trop près.


Pour neutraliser son angoisse latente, Léa songea à l’appeler. ‘’Au final, un mec à la maison peut être d’une certaine commodité’’. Son féminisme s’horrifia ipso facto de cette pensée. ‘’Toujours pas vaccinée contre l’interdépendance ! ‘’
Comment tromper sa solitude vespérale sur fond d’angoisse vacillante ? Elle surfa sans conviction sur Internet avachie au fond du canapé puis traîna des pieds jusqu’au lit avec un roman emprunté à la médiathèque. Finalement gagnée par la léthargie, elle délaissa le roman pour voguer doucement vers Nicolas et revisiter leur histoire pour la millième fois. Il terminait ses études de médecine, elle les commençait à peine. Des dents du bonheur, des joues d’enfant jouant à l’adulte avec une barbe de trois jours, des mèches rebelles et une silhouette efflanquée flottant dans un éternel pardessus froissé, elle l’avait remarqué bien avant qu’il ne la voie.


Il avait fini par la regarder. Lorsqu’avaient coulé sur elle ses yeux de chat étonné, elle y avait vu tous les trésors inexplorés, elle avait su qu’elle plaquerait tout pour le suivre où qu’il aille.
Un homme aurait-il abandonné son projet de vie pour une femme ? A quoi Nicolas aurait-il renoncé pour elle ?
Parfois, la question la traversait encore. Mais à l’époque, elle ne songeait qu’à emboîter ses pas. Quelques mois plus tard, Nicolas détenait son diplôme de docteur en médecine. Elle plaquait ses études, et ils prenaient ensemble une route aventureuse : Bénin, Mali, Burkina Faso, Nigéria. Ils voyagèrent ainsi au rythme des missions de ‘’Médecins sans Frontières’’. Au fil des mois, Léa se sentit grandir. Elle sut que si elle n’avait pas éprouvé cette traversée-là, elle aurait manqué l’essence de son existence, ce qui la définissait.


Peu à peu, un désir intime et profond l’envahit, un désir d’enfant qui s’imposa comme l’exigence d’écrire la lignée de leur histoire commune. Elle fit tout pour persuader Nicolas d’envisager une vie de famille, une maison, le retour à Toulouse, au moins quelques années.
Il se laissa convaincre. La reprise d’un cabinet, une maison avec jardin où des arbres fruitiers marquent le temps qui passe… Qui passait trop uniformément pour Nicolas, cet oiseau migrateur. A le voir s’étioler en silence dans ce rythme de métronome, le coeur de Léa se fanait. C’est elle qui renonça à l’enfant, soutenant s’être trompée sur son désir. C’est elle qui l’incita à repartir. Seul. « J’ai besoin de m’arrêter pour faire le point, de sentir mes racines s’accrocher quelque part », lui avait-elle affirmé. Et ses racines, elle voulait les sentir plonger précisément à cet endroit-là.


Ils s’étaient séparés amis, du moins c’est ce qu’ils se dirent. Elle l’avait regardé s’éloigner dans le hall de l’aéroport de Blagnac un matin d’octobre, emportant avec lui un morceau de leur histoire. Une partie d’elle s’était figée au sol tandis qu’une autre elle-même avait survolé la scène, des ombres pressées qui se déplaçaient dans une cacophonie de valises à roulettes et de voix féminines désincarnées appelant les passagers.


L’enveloppe de leur couple, cette peau commune tissée des milliers de fils du temps, de leurs nuits les orteils entremêlés, hurlait en silence en se déchirant dans le terminal d’embarquement tandis que son corps à vif s’emplissait de larmes.
Son coeur murmura «Va et ne te retourne pas ».
Il ne s’était pas retourné.


Elle avait erré au hasard des rues jusqu’en fin de journée. C’était l’automne. Et l’automne à Toulouse n’est pas une saison, c’est une fleur, une corolle orangée exaltée par le soleil rasant de fin d’après-midi et en son pistil, la place du Capitole où bourdonne toute la vie. Un souffle de vent tiède l’avait frôlée d’une caresse de pétales en soie sauvage.
Elle était alors entrée au Capitole par le portail qui perce la façade principale pour accéder à la cour Henri IV. A l’approche de la plaque sur le sol, qui évoque la décapitation du duc de Montmorency en 1632, Léa avait été tourmentée par la vision de son exécution sur ordre de Richelieu et de Louis XIII pour avoir participé au soulèvement du Midi contre le pouvoir royal. Le sang éclaboussait sa chemise de toile blanche, s’écoulait jusqu’à ses pieds, asphyxiait l’air d’une odeur métallique.


C’est là qu’elle avait totalement perdu la notion du temps. Était-elle restée là ? Avait-elle marché ? Elle n’en savait plus rien. Toulouse l’avait bercée jusqu’à l’enivrer, jusqu’à ce que les couleurs fauves de ses façades cessent de palpiter, épuisées.
Plus tard, la nuit l’avait surprise devant l’hôtel du Grand Balcon, rue Romiguières. Elle flottait toujours quelque part dans un espace où les frontières du temps étaient brouillées par ses émotions. Elle vit l’hôtel lorsqu’il était le lieu d’escale de l’Aéropostale. Sur le trottoir, elle croisa Antoine de Saint-Exupéry de retour de Dakar. Il allait entrer et demander la chambre numéro trente-deux.
Elle se souvint vaguement avoir garé la Porsche près des quais de la Garonne. Un pas, puis un autre.
Inspirer en comptant quatre pas. 
Expirer en comptant quatre pas.
Pas penser…
Aéropostale, c’était quand ?
Pas pleurer.
Lister les titres de St Exupéry… Courrier sud… Vol de nuit ...
Marcher. Respirer…
Et aussi Terre des Hommes.
Inspirer en comptant quatre pas.
Expirer en comptant quatre pas.


Sur le quai du Pont Neuf, désirer le lit de la Garonne… Et se laisser bercer jusqu’à l’Atlantique. Mais Garona ce soir-là n’était pas maternelle, elle bouillonnait en charriant troncs et branches arrachés aux berges.
De rares coups de fils, quelques courriels au hasard de ses haltes dans des cybercafés du bout du monde. Ton fraternel, se raconter le meilleur. Et pas un jour sans qu’elle ne pense à lui. L’assoupissement l’embarqua doucement dans les bras de Nicolas.
Soudain son coeur bondit, l’extirpant en sursaut de son premier sommeil. Elle était couverte de sueur et les membres paralysés. La fixité de son corps cachait une agitation intérieure intense dont témoignaient ses palpitations cardiaques. Le souffle coupé, elle écouta le silence, allongée sur le dos, les yeux grands ouverts.
Rien.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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