Période bleue
La période bleue marque une étape capitale de la création artistique du peintre Pablo Picasso. Son nom vient du fait que la teinte dominante des tableaux est le bleu. Elle débute en 1901 avec le suicide de son ami Carlos Casagemas.
Les éclats d’un verre bleu fracassé sur le sol de l’atelier évoquent une fleur énigmatique. Pablo, assis sur un tabouret de bois, les mains posées sur les cuisses, se tient la tête droite quoique légèrement rentrée dans les épaules, comme statufié dans sa posture depuis l’éternité. Seuls ses yeux vagabondent au gré des nuances du gris clair au gris foncé, badigeonnées par le crépuscule qui escamote peu à peu les meubles, la poussière sur le guéridon, les pots remplis de pinceaux, les piles de journaux sur le sol, les couleurs des toiles posées contre les murs. Bientôt la pénombre s’impose, effaçant tout ou presque. Seule s’éternise distinctement la silhouette démesurée du chevalet offert par son père, qui se découpe dans la fenêtre nimbée par une lune voilée.
Soudain, dans une trouée de nuages, l’astre de la nuit éclaire les tessons bleus à ses pieds. Il ne se souvient pas avoir cassé le verre. Est-ce quand quelqu’un a dit « Carlos est mort » ? Il se souvient avoir hurlé « non ». L’écho de sa voix résonne encore dans sa tête, comme si le cri se répercutait inlassablement contre les quatre murs.
« Non ».
Non à ces trois mots obscènes pour qu’ils s’effacent. Non à l’insoutenable perspective de toute une existence, des aurores et des crépuscules, des heures croupissantes sans son intelligence à le comprendre vraiment. Non à la fin de l’insouciance. Non enfin à cette injustice, devenir vieux, édenté, flétri, sénile, grimaçant, spectral, et ne pas l’avoir pas revu.
« Carlos est mort ».
Il doit éliminer cette hallucination. Pablo restera là, attendant qu’un matin le verre bleu se recompose et qu’il efface l’empreinte de ce qui ne peut être qu’une imposture. Il s’éveillera, Carlos sera là et la vie reprendra dans la lumière de Barcelone ou de Madrid, ou de Paris, ou d’ailleurs. Puis ils reviendront traîner au café des quatre chats, y croiseront des beautés ténébreuses, des serveurs fanfarons et des gueules de roman. Ils ont encore tant à apprendre et à révéler.
Les minutes, les heures s’amalgament.
Au matin du deuxième jour, la mémoire désertée, il se met à peindre une nature morte, détaché de l’espace, de la saison, du jour, songeant confusément à demander l’impression de Carlos lorsqu’il passera le voir. Midi sonne, l’après-midi s’écoule à pas comptés jusqu’à ce que le gris de nouveau, absorbe tout. Alors ressurgissent les trois mots « Carlos est mort ». D’abord ils se cognent contre les murs, se percutent, dansent et le narguent, puis ils s’accrochent dans une sarabande absurde, se mettent à hurler dans sa tête. Alors Pablo saisit un flacon de laque rouge et le jette sur la toile qu’il vient de peindre. Il s’effondre sur le sol, le front dans les mains, suppliant la nuit de l’engloutir avec les choses.
Inique, irrecevable, immoral même. Oui immoral et pathétique. La mort a triché, pour deux cuisses un peu trop nerveuses, deux seins un peu trop pointus, deux lèvres un peu trop charnues. Une fièvre érotique inoculée par une petite allumeuse, chimère de l’amour. Et de leur amitié, qu’en est-il ? Que reste-t-il de cette fraternité qui partageait tout, la peinture, la nuit, le vin, les femmes ?
Pablo se lève, balaie l’air de ses bras, et prenant la lune à témoin il se met à gueuler : « Mais pour qui m’as-tu pris toi, dont je croyais à l’amitié invincible au nom de laquelle s’ouvraient tant de chemins. Qui suis-je si je ne suis pas ton ami ? Et quel sens a cette vie désormais, sous le seul regard de ceux qui prétendent me façonner selon leur désir ? Et vous mon père. Suis-je ce pantin soumis à l’ascèse de vos académismes ? Et vous mes maîtres. Suis-je ce primate savant qui répète inlassablement vos gestes ? Suis-je cet apprenti effrayant de discipline qui accepte vos théories comme vérités d’évangile ? Et vous mes pairs. Suis-je ce mouton docile qui marche dans vos pas, condamné à l’excellence, du moins à cette perfection consacrée par votre regard ? Eh ! Pour qui me prenez – vous, vous tous ? Suis-je celui qui peint comme Vélasquez ? Celui qui peint comme Lautrec, ou comme tel ou tel ? Suis-je une putain quémandant vos éloges dans les salons ?»
L’aube du troisième jour l’a trouvé étendu bras en croix sur le sol. Quelqu’un est venu lui déposer un plateau avec des gâteaux et du café. Le café a refroidi. Quelqu’un a repris le plateau qu’il n’avait pas touché, lui a parlé de folie, et aussi d’enterrement.
Il a fermé les yeux. Il a entendu les paroles et les pleurs, et les prières. Il a vu les quatre cierges. Il a senti le parfum suave des fleurs qui fanent déjà. Il a éprouvé le poids du couvercle qui s’abat. Il a senti le cercueil descendre dans le tombeau. Il a entendu la terre le recouvrir, puis le froid, la nuit comme un océan noir où voguent par intermittences des navires fantômes.
Une ombre sur le pont. Est-ce toi mon ami ? Envoie-moi un signe.
Tout à coup, Pablo sent une main lui étreindre le cœur, puis le relâcher brutalement. Alors sa gorge est soulevée de spasmes douloureux à lui couper le souffle. La première larme perle au coin de son œil gauche, elle lui balafre la joue de son sillon acide.
Partir. Le voyage permettrait-il de mettre la tristesse à distance ? Que changerait l’exode à la douleur implacable de la nuit, aux secondes qui se détachent par lambeaux jusqu’à l’aube, à l’inutile lumière du jour, au silence qui sculpte l’espace ?
Et les jours se taisent. Longtemps.
Un matin, alors que le corps de Pablo n’est encore qu’un gisement de chairs, Carlos lui apparaît dans l’harmonie bleutée du lever du jour. Il lui sourit, à la fois proche et inaccessible, lumineux, confiant, avec ce regard qui lui dit toute la richesse de cette amitié qui les a fait grandir. Pablo lui tend la main. Est-ce le délire de l’inanition? Il sent comme un effleurement, une respiration, puis l’apparition s’efface délicatement. Il fait grand jour. Pablo se redresse. Il titube un peu les jambes molles, les mains tremblantes, il saisit une toile qu’il pose sur le chevalet.
Pablo peint.
La porte ouverte d’un caveau, et devant le linceul de Carlos entouré de ceux qui le pleurent, des silhouettes agenouillées, d’autres qui s’étreignent, une autre courbée en pèlerine bleue qui porte un enfant. Plus haut, Carlos ressuscite et s’élance sur un cheval blanc, ignorant l’amante nue et repentante qui cherche à le retenir, les pleurs des femmes et les corps des prostituées qui s’offrent à lui. Le monde terrestre et le monde céleste sont réunis dans une sensualité éternelle baignée de lumière bleue.
Bleue comme la tristesse, bleue comme la souffrance, bleue comme l’amour, bleue comme les questions qui restent.
Pourquoi ? Que s’est-il passé la minute juste avant ? A-t-il pensé à lui ? Etait-ce un acte libre, ou bien était-ce l’acte d’un homme qui n’a plus de liberté ?
Un rayon de soleil traverse les éclats de verre sur le sol. Pablo les ramasse, il les place au creux d’une coupelle près du chevalet. Non, il ne partira pas, il restera ici à peindre, car le voyage n’est pas au bout du chemin, il est dans le regard qu’on pose sur une réalité encore inexplorée.