La vague des livres en Beaujolais - Concours de nouvelles 2017
Je suis très heureuse que ma nouvelle
Le prix du silence
soit sélectionnée parmi les 6 coups de coeur du jury.
Elle a été lue en public
à la librairie des marais à Villefranche sur Saône le 7 mars 2017
Le thème du concours ? Cette photo
Le prix du silence.
« Le silence peut-il tuer ? »
C’est la question qui fissure le cœur d’Hélène ce matin. Derrière les rideaux de sa chambre, elle contemple ses deux filles qui ont installé leur petit déjeuner à la table rouillée près du magnolia en fleurs. Cette même table qui accueillait leurs parties de jeu de l’oie il y a tant d’étés.
« Elles sont devenues femmes sans que j’aie le temps de leur parler, sans même que je les voie grandir. J’étais absorbée par la marche du monde, les quartiers défavorisés, les enfants sans papier, les violences faites aux femmes. Egalité, fraternité, tous ces mots. Tous ces maux. Est-il encore temps de dire la vérité ? »
Le parquet craque sous ses pas jusqu’au chevet. Elle saisit le cadre bleu contenant ce cliché qu’elle avait pris dans le jardin un dimanche de Pâques, au temps de l’innocence. A gauche sur la photo, un peu garçonne avec ses cheveux courts toujours ébouriffés, Camille la blonde. Elle tient le panier dans lequel se nicheront les œufs multicolores. A droite Marina, couettes brunes, guidant sa sœur avec sa responsabilité d’aînée.
C’était bien avant qu’il n’atterrisse dans leurs vies. Adrian.
Camille créative et curieuse, Marina sérieuse et obéissante. Elles grandirent fidèles à leur nature. Bientôt, Camille se passionna pour le théâtre tandis que Marina s’intéressa à l’histoire et à la politique comme son père.
Elles avaient seize et dix-sept ans lorsqu’il débarqua. Adrian était le fils de leurs nouveaux voisins et bientôt amis. C’est ce jour-là que le processus s’enclencha. Elles n’étaient pour rien dans ce qui allait arriver. Elles étaient comme deux arbres dont les racines s’entrelacent et se cofondent jusqu’à étouffer toute végétation qui tenterait de pousser entre elles.
Adrian et ses parents furent invités à boire un verre. Camille avait cinq ans de moins que lui, mais ses yeux reflétaient tout un monde, comme si elle avait déjà vécu plusieurs vies. Elle lui tendit l’assiette de biscuits. Lorsqu’il se servit, leurs doigts s’effleurèrent et furent traversés par un frisson électrique. Le regard sidéré qu’ils échangèrent me paralysa. Camille badina pour cacher son émotion « Et quelles études poursuis-tu ? » « Médecine » « Comme papa ! » le taquina-telle. Il sourit.
Entre Camille et Marina, il y avait une gémellité invisible. Rien d’étonnant à ce qu’elles tombent toutes les deux amoureuses de lui. Mais Adrian aimait Camille. Il n’aimait qu’elle. Entre eux, il n’y eut pas même un flirt. La première minute avait suffi.
Camille entra alors en effervescence. Elle transforma sa passion pour le théâtre en métier, passant bientôt des planches aux plateaux de cinéma. Elle rentra d’abord ponctuellement à la maison, puis de moins en moins. Si bien que le temps qui était rythmé par ses arrivées et ses départs, se mit à ralentir. Bientôt, les nouvelles d’elle arrivèrent par les pages des magazines. Elle téléphonait parfois entre deux avions, deux interviews.
Après trois années d’éclipse, ils devinrent époux. Le jour du mariage, Camille était au bout du monde, elle les appela pour les féliciter. Deux enfants plus tard, Marina resplendissait toujours de bonheur. Adrian affichait désormais une sorte de flegme, mais s’agissait-il de renoncement ou d’une carapace de froideur ?Adrian se retrouva avec un sentiment insaisissable. Ce n’était pas la solitude, non, c’était le vide. Il attendit Camille longtemps. Marina sans surprise devint professeure d’histoire et conseillère municipale. Adrian et Marina étaient amis, sincèrement. Ils se donnaient des nouvelles de Camille, l’absente qui les amarrait l’un à l’autre.
Lorsque leur père décéda, Camille était à New-York. C’est la mort paternelle qui la ramena à la maison. Depuis le bureau où je cherchais un papier, j’ai assisté aux retrouvailles entre Camille et Adrian. Tout était dit dans le premier regard, l’amour infini. Ils avaient vécu toutes ces années avec une certitude intime : un grand moment même s’il n’a duré qu’une seconde, ne peut pas vous être enlevé. Ils revécurent leur première rencontre et le temps s’effaça. Une vie entière passa sur le visage d’Adrian. Dès lors, il ne fut plus possible de croiser son regard. Il était ailleurs.
C’est le lendemain des obsèques que le père d’Adrian le trouva pendu dans son garage. Camille a abandonné ses valises dans l’entrée et n’est pas repartie. Il y a un mois que l’enterrement d’Adrian a eu lieu.
Hélène repose le cadre et revient à la fenêtre. Camille et Marina devisent en chuchotant, craignant sans doute de la réveiller. Elle se sent riche de sa vie dévouée aux autres. Oui, elle se sent africaine, afghane, migrante, citoyenne du monde, mais par-dessus tout, elle est la mère de ces deux-là. Aurait-elle dû leur dire lorsqu’elles étaient enfants que Camille était adoptée ?
Le silence avait peut-être fait pousser en elle un sentiment d’intrusion. La vérité lui aurait-elle donné la permission d’aimer le garçon dont sa sœur aussi était éprise ?
Etait-il temps encore ? Non. Il y a des vérités qui libèrent. Mais lorsqu’il est trop tard, la vérité peut emprisonner à jamais. En cet instant, Hélène décrète que le secret est définitif. Elle ouvre la fenêtre. Des parfums de pain grillé et de café l’enveloppent. Ses filles lèvent les yeux vers elle. Elle leur sourit.
« Je viens de prendre une grande décision. Nous partons en voyage toutes les trois, et ce sera le début du reste de nos vies.»